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Merde que se passe-t-il ? La philosophie deviendrait-elle populaire ? (L’Incendiaire n°3, mars 1997) par Jean-François Chazerans

Publié le samedi 29 décembre 2007.


Premier épisode : Le Magazine littéraire de janvier 1996 va surtout retenir que le phénomène est sensible dans l’édition : "c’est un fait, dont l’édition témoigne, qu’il y a aujourd’hui une extraordinaire demande" (je souligne). Il y a eu Un café pour Socrate de Sautet, Le Monde de Sophie de J. Gaarder, Le petit traité des grandes vertus de Compte-Spongieux. Et "A cette demande répond une offre elle-même extraordinairement diversifiée dans ses objets et ses pratiques". Va-t-on enfin tout savoir ? Vont-il enfin en parler ?

Dans le paysage philosophique des années 1995-1996, on parlait encore philosophie dans les émissions et publications sérieuses [1]. Il y avait encore des émissions concernant la philosophie sur France-Culture (“ Les chemins de la connaissance ” : “ Une vie, une oeuvre ”) , des articles sur la philo dans Le Monde, dans Libé et dans Le Figaro. Le Magazine Littéraire faisait toujours des dossiers sur des philosophes (François Ewald ne s’est toujours pas fait viré !). Pivot a invité, comme il l’a toujours fait, des philosophes à “ Bouillon de Culture ”.

Ce qui est nouveau à la télévision, c’est “ Pas si vite ”, l’émission de Michel Field et d’Agnès sur Canal +, le fait que des émissions sérieuses soient consacrées au "renouveau de la philo" (Le Cercle de Minuit), et même des émissions pas "sérieuses" (Sautet à "Nulle part ailleurs" sur Canal + par exemple). Mais c’est surtout “ La philo selon Philippe ” un Soap d’AB production sur TF1 (la totale selon les puristes !). Ce qui est nouveau dans la presse écrite c’est que les publications pas "sérieuses" se sont faites l’écho du "renouveau de la philo", alors que les publications sérieuses ont continué à faire des articles sur la philosophie sérieuse comme si de rien n’était. Ce qui est nouveau dans les médias c’est qu’ils ne se sont plus seulement faits l’écho de la philosophie sérieuse mais d’un renouveau de la philosophie qui n’avait rien à voir avec la philosophie sérieuse, mais surtout que des émissions pas sérieuses se sont fait l’écho de philosophie sérieuse et du renouveau de la philosophie qui n’avait rien à voir avec la philosophie sérieuse.

Qu’est-ce donc que ce renouveau de la philosophie sinon une philosophie pas sérieuse ? Ce sont les consultations philosophiques de Marc Sautet mais surtout les débats philosophiques qu’il anime au café des Phares. Et la nouveauté de la fin de l’année 1995 c’est que ce débat a fait des petits à Paris et en province [2].

Eh bien non ! Le Magazine Littéraire n’en parlera pas. En tant que première ligne du "chien-de-gardisme", ce magazine va tenter de relativiser, en semant le doute, en amalgamant, mais surtout en ne mettant pas en lumière ce qui est radicalement nouveau. C’est encore dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes ! "La recherche en philosophie est vivante et plurielle". On ne parlera pas de la radicale nouveauté mais de “ petits nouveaux ” qui sont "des figures remarquables de la recherche actuelle en philosophie" (p. 19). Que des vieux et même s’ils sont un peu jeunes, "comme il y a des enfants précoces, il y a des vieillards précoces" (Desproges). Seul le décolleté plongeant de Barbara Cassin donne envie de faire de la philosophie. Même les rédacteurs des articles, tous ont sévi jadis ailleurs dans des livres ou dans la presse, aucun n’a assisté à un débat philosophique de café, aucun n’est vraiment au courant de ce qui se passe L [3]. Tous sont issus de l’université et de la recherche [4].

Tout est devenu encore plus lisible à l’émission “ Le grand débat ” sur France-Culture [5] : les "milieux autorisés" ont essayé de comprendre en appelant à la rescousse les "philosophes-tapisserie", André Comte-Sponville, Alain Finkielkraut, François Ewald, et le vilain petit canard, celui par qui le scandale est arrivé et sur lequel on ne peut faire l’impasse : Marc Sautet. Les philosophes-tapisserie remportèrent la partie, Sautet ne put dire que trois mots et se fît "sucrer son café". Mais le phénomène nouveau continua et même s’intensifia, creusant son lit de plus en plus profondément. De 28 débats philosophiques en décembre on passa à 35 en avril et à 50 en juin, "Quand au café des Phares, place de la Bastille, ses discussions philosophiques du dimanche matin attirent de plus en plus de monde" (Le Nouvel Observateur, 14-20 mars 1996).

Second épisode : On s’en prend à la tête d’affiche. On suppute que c’est Sautet qui est encombrant. Il a pourtant bien le profil des autres "philosophes-tapisserie", le même âge, la même formation et il enseigne même à l’université. Pourquoi ne rentre-t-il pas dans le rang, pourquoi continue-t-il à faire chier ? On va alors essayer de lui coller une saloperie sur le dos (genre casserole au cul !). Pédophilie ou négationnisme ? Allez va pour le négationnisme ! Qui s’y colle ? La Pravda française bien sûr, le journal Le Monde ! Quinze jours après un article si honnête qu’il paraissait élogieux sur une page sur les débats philosophiques de café [6] (Ca ne s’était jamais vu dans Le Monde, ni dans aucun des organes de propagande sérieux [7]), vlan : “ Le promoteur des cafés de philosophie tient des propos ambigus sur le génocide juif ” [8]. Grillé Sautet ! Les organes de presse sérieux vont relayer la nouvelle [9] et ainsi il ne pourra plus se déplacer dans une manifestation intellectuelle sans faire fuir tout le monde !

Et pourtant zut ! Bien que Sautet soit grillé, ça continue ! Et encore de plus belle ! 55 débats philosophiques de café en septembre, 64 en novembre, une vraie épidémie. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ?

Troisième épisode : puisque Sautet est out, on demande aux philosophes-tapisserie d’occuper le terrain. Bernard Henri Lévy (Le Magazine Littéraire Hors-Série), François Jullien (Le Monde, 29 octobre 1996), Pascal Bruckner, Luc Ferry et Gilles Lipovetsky, André Comte-Sponville (Le Figaro, 31 octobre 1996).

Le problème c’est que, s’ils sont assez performants pour ne pas laisser parler Sautet, ils sont insignifiants pour analyser ce qui se passe. Que se passe-t-il ? Il n’en savent rien parce qu’ils ne peuvent rien en savoir, ils ne connaissent que leur monde : les salons parisiens, ils ne parlent que d’eux-mêmes : un petit ego étriqué. Ou alors lorsqu’ils se rendent compte de ce qui se passe, ils se placent en retrait car ils n’existent que pour empêcher que ce qui se passe se passe, car ce qui se passe conduit à leur destruction.

Dans le même temps, deuxième vague d’assaut des chiens de garde, les "philosophes officiels", ceux qui ne se sont jamais mouillés, vont descendre dans l’arène. Deux catégories : ceux qui parlent et ceux dont on parle. Ceux qui parlent : Bouveresse et Bourdil [10] (Bouveresse étant chercheur et professeur au Collège de France et Bourdil professeur en Khâgne), Marcel Conche (s’il est honnête il est stupide !). Ceux dont on parle : Monique Canto-Sperber [11], Juliusz Domanski [12], Catherine Chalier [13]. Coup d’épée dans l’eau car ces collaborateurs du pouvoir ne sont formés et payés que pour occuper le terrain.

Quatrième épisode : Bouillon de Culture : le retour de Sautet. De la philo ? oui mais non pas vraiment. Bon dieu mais c’est bien sûr ! De quoi on a dit qu’on allait parler mais dont il ne fallait absolument pas parler, à “ Bouillon de Culture ” ? Du fait que la philosophie est à la mode. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le vulgum pecus lise des livres de philo et se déplace pour participer à des débats philo ? Que les professeurs de philo sont les héros de films ?

Alors Jean-Luc Marion, vous qui n’avez pas écrit un livre "populaire", que pensez-vous de cette popularisation de la philosophie ? Allez donc demander à un martien de parler de la vie sur terre ? Pourquoi ne pas me demander ce que je pense de la vie parisienne et bourgeoise de Jean-Luc Marion, de ses rapports avec Giscard, le Pape et l’Opus Dei ? Alors Luc et André (comme les appelle Jean-Luc) allez me dire pourquoi les gens lisent vos livres dans le métro ? Et Ferry : "ça me fait plaisir qu’ils lisent mes livres" et il doit se dire : "mais pourquoi diable le font-ils dans le métro ?" Et Comte-Sponville inébranlable, nous récite mot pour mot la leçon qu’il a apprise pour l’émission sur France-Culture qui est passée il y a un an.

Alors Marc Sautet allez-vous enfin vous tenir à carreau ? Pourquoi les gens viennent dans le café ? Et Marc Sautet de répondre qu’il y a à bosser tous ensemble. Quelle consécration pour lui ! Il est arrivé à se hisser au niveau des “ philosophes tapisserie ” et des “ philosophes officiels ”, il est à “ Bouillon de Culture ” !

Pourquoi ne leur a-t-il pas craché à la gueule ? Veut-il vraiment participer avec eux à cette immense entreprise de crétinisation des foules ? C’est vrai, ils n’ont pas été bien méchants, mais lui, qu’est-ce qu’il a été sage !

Pourquoi avoir demandé à Jean-Luc, Luc, André et Marc de nous parler de ce qu’ils pensent de cette popularisation de la philosophie ? Parce que ce sont eux les philosophes (Pivot) ? La seule nouveauté c’est la présence sur le plateau de Jean-Luc Marion, un pur chercheur, et d’un animateur à peu près inconnu [14]. Ce qui est classique, banalement classique, c’est cette volonté de priver de parole ceux qui la demandent, de remplir avec du connu ce phénomène inconnu. Car la demande philosophique dont il est question n’est réduite à la demande de plus de philosophie de la part des “ philosophes tapisserie ” et des “ philosophes officiels ” que dans les fantasmes de ceux que cela arrangerait. Même si cette demande existe vraiment, la réalité semble plus complexe, il y a aussi la demande de la possibilité de pouvoir pratiquer en son propre nom la philosophie. Or, en dehors du mouvement des cafés-philo, cette possibilité existe-telle vraiment actuellement ? En clair de se demander si la philosophie ne deviendrait pas populaire est-ce que cela ne masque pas que le “ populaire ” aspire à devenir philosophe ? Retour à la case d’épargne. Ferry vaut bien Finkielkraut pour vendre des livres ! Est-ce la fin de la nouveauté ?

[1] Il faut remarquer que les organes de presse sont classés en deux catégories, les sérieux et ceux qui ne le sont pas. De même les émissions de télévision sont classées en sérieuses et pas sérieuses. Le Monde, Libé, Le Figaro, le Magazine Littéraire sont des publications sérieuses surtout Le Monde, nous allons le voir. Prima, Femmes par exemple sont fait pour divertir les belles bêtes. « Ca se discute » n’est pas très sérieux, « Bouillon de Culture » l’est beaucoup plus.

[2] Le Magazine Littéraire (janvier 1996) répertorie 4 de ces cafés à Paris et de 6 en Province. Philos, la publication des Amis du cabinet de philosophie (décembre 1995), en répertorie 16 à Paris, 2 en banlieue, 8 en province et 2 à l’étranger.

[3] es articles du Magazine ressemblent plus à une oraison funèbre - on y parle du sujet qui brille par son absence - qu’à un dossier sur le renouveau de la philosophie. Et encore ! lorsqu’on fait une oraison funèbre on a connu celui de qui on parle, on a fréquenté le mort. Les articles sont plutôt du style "j’ai vu de la lumière, je suis entré", "on m’a demandé d’en parler mais je ne sais pas trop qu’en penser", "j’ai entendu un grand bruit mais je n’ai rien pu voir". C’est un peu comme si il y avait eu crime sans cadavre et sans témoins !

[4] Rien n’a changé depuis que Paul Nizan écrivait : "il se trouve que depuis un peu plus d’un siècle, la philosophie française, à quelques francs-tireurs près, est une façon d’institution publique. Les idées philosophiques sont dans une situation privilégiée. Elles possèdent pour s’exprimer et se répandre un véritable appareil d’état. Comme la justice. Comme la police. Comme l’armée. Elles sont une production de l’Université, si bien que tout se passe comme si la philosophie toute entière n’était rien d’autre qu’une philosophie d’état. [...] Les places fortes que sous la monarchie l’église tenait pour le roi et pour les nobles furent occupées sous la République par l’école et l’université de l’état. Une suite d’opérations qui s’est achevée sous les yeux de nos parents a promu la cléricature laïque à la situation de la cléricature ecclésiastique : l’une et l’autre ont pour fonction d’assurer dans l’état toutes les sortes de persuasion, toutes les propagandes spirituelles. Il faut arriver à penser que l’Université n’est que le levier spirituel de l’état, qu’elle constitue, explicite, et répand les valeurs engendrées sur le plan de l’« Esprit » par les mêmes intérêts que l’état temporel défend". (Paul Nizan, Les chiens de garde, Maspéro, 1960, p. 90-93). Cela ne s’applique en aucun cas à Jean toussaint Desanti qui fait encore à son âge un beau pied de nez (« Le philosophe est un flambeur » !) et qui s’en est toujours tiré très bien. Il faut lire Le philosophe et les pouvoirs, Calmann-Lévi, 1976.

[5] En public et en direct du Théâtre de l’Odéon, les 15 et 23 janvier 1996.

[6] Michel Braudeau, « Comptoirs de philosophie », Le Monde, 31 mai 1996.

[7] Fidèle à lui même Roger-Pol Droit titrait une semaine plus tard « Socrate au marché » à propos de Philosophes à vendre de Lucien, Le Monde, 7 juin 1996. Libération nous promettait monts et merveilles pour son n° du 23 mai 1996, là ! ce fut d’une telle banalité et d’une telle mesquinerie que je me suis réabonné à Centre-Presse, à qui on peut trouver des circonstances atténuantes.

[8] Le Monde, 14 juin 1996.

[9] Par exemple Libération, 21 août 1996.

[10] Jacques Bouveresse, La demande philosophique, Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ? Ed. de l’Eclat, coll. « Tiré à part », 176 p., 79 F. Pierre-Yves Bourdil, Faire la philosophie, Ed. du Cerf, coll. « Passages », 1006 p., 350 F.

[11] Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF.

[12] La philosophie, théorie ou manière de vivre ? Cerf, 120 F.

[13] L’inspiration Philosophique, Albin Michel, 95 F.

[14] C’est l’animateur officiel de Télérama, peut-être parce qu’il leur a fait pitié, et à qui on aimerait faire jouer le rôle de dissident par rapport à Sautet.


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