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Lettre à Jean-Christophe Grellety du 31 mai 1996 Par Jean-François Chazerans

Publié le samedi 29 décembre 2007.


Réflexions sur la possibilité de l’existence d’un logos public

Ce que j’attends de Philos : une analyse de ce qui se passe dans les "débats philosophiques de café". Car soit ce qui se passe est une mode donc c’est soumis à disparaître, soit c’est autre chose : une nouvelle façon de pratiquer la philosophie. J’ai lu avec attention la mise au point de Marc Ballanfat que l’association m’a envoyée voici quelque temps. C’est lumineux et je suis tout à fait d’accord avec lui. Mais je suis resté sur ma faim car il renvoie à "une autre fois les observations qu’il a pu faire en animant des discussions et qui le font douter de la réalité d’une "élaboration intellectuelle collective". Il rajoute quand même : "dans l’état actuel des débats". C’est dommage je ne peux pas savoir ce qu’il voulait dire. Il semble peut-être trop concevoir le débat comme axé sur le sujet et sur le logos du sujet, c’est peut-être que pour lui "élaboration intellectuelle collective" veut dire "pensée commune" et que cette dernière est conçue sous la modalité de la pensée d’un sujet individuel. Pourtant, il semble exister des "élaborations intellectuelles collectives", la science en particulier et dans une certaine mesure ce qu’on appelle la philosophie, mais ces "élaborations intellectuelles collectives" ne sont pas publiques, elles sont réservées à une poignée de spécialistes.

Comme je rédige systématiquement un compte-rendu presque exhaustif des débats, je me rend compte que ce qui s’y passe va au-delà "de ce qui dans la pensée relève de son déroulement psychologique". Ce qui s’y passe semble être la mise en place d’un véritable discours rationnel (logos) collectif et public. Ce sont nos points de départ qui diffèrent avec Marc Ballanfat. Il s’agit pour lui "de se demander à quelles conditions la philosophie peut se pratiquer de façon publique, mais surtout de caractériser d’abord le rapport qu’elle entretient avec ce qu’il convient d’appeler la parole". Pour ma part j’ai voulu tenir compte des critiques des "philosophes de profession". Ces derniers reprochent deux choses au débat philosophique de café, d’abord de n’être pas philosophique, d’être seulement de l’ordre de l’opinion, ensuite d’être pré-philosophique, c’est-à-dire d’être une préparation à une véritable élaboration philosophique. Je me suis donc demandé à quelles conditions un "débat de café" est-il philosophique ? c’est-à-dire quelle est la spécificité du "débat philosophique de café", d’abord par rapport à un simple débat d’opinion, ensuite par rapport à d’autres façons de pratiquer la philosophie de façon collective en particulier le cours de terminale ou les conférences publiques ?

J’ai répondu à la première critique dans Philos (n°43, février 1996, p. 4). J’y ai soutenu que ce qui faisait la spécificité philosophique du débat de café, c’est d’abord l’affrontement des opinions. Mais que cela ne suffit pas car nous en restons jamais à une simple discussion d’opinion, il y toujours l’affrontement des opinions avec le discours rationnel (logos) et du discours rationnel avec les opinions. Ceci, on le trouve aussi en particulier chez Platon : "le dialogue platonicien se présente ainsi comme une recherche de la vérité selon une méthode qui consiste dans l’application du logos, c’est-à-dire de la raison critique à une série d’opinions qui ne sont pas, de point de vue de Platon, de valeur égale" [1].

Ainsi l’anamnèse peut-elle servir à définir le dialogue platonicien par rapport au discours ordonné comme le soutient Marc Ballanfat ? Je ne pense pas que ce soit cela qui soit d’abord en jeu, car le dialogue platonicien est aussi un discours ordonné (logos). Ce n’est pas le logos qui est en jeu mais une certaine façon de le pratiquer. C’est un des enjeux du Protagoras de Platon. Protagoras essaie de mettre en place un discours sous forme de monologue suivi, et Socrate passe son temps à lui "couper l’herbe sous les pieds", prétextant par exemple son manque de mémoire [2], pour essayer de mettre en place un discours sous forme de dialogue interrogatif. Il faut donc faire la différence entre discours ordonné et discours suivit. L’anamnèse n’est-elle pas alors un rajout de Platon par rapport à Socrate, une volonté de fonder après-coup la légitimité du dialogue dans une vérité déjà sue ? Le but de Platon est de faire apparaître une vérité déjà sue, le but de Socrate est de faire apparaître le logos de l’animal rationnel. Dans le premier cas nous sommes dans l’opposition vérité / ignorance ou fausseté, dans le second nous sommes dans l’opposition logos / doxa. Marc Ballanfat a raison, le but de Platon est de dépassionner le débat d’idées, mais celui de Socrate semble être, plus précisément, de dépasser l’opinion. Ainsi je ne peux qu’être d’accord avec son analyse et sa critique du point de vue de Foucault.

Je pense donc qu’il y a une autre différence que l’anamnèse entre les dialogues platoniciens et les débats de café. C’est que dans ces derniers il n’y a pas de Socrate. Les oeuvres de Platon sont des dialogues, ce sont des entretiens qui se déroulent toujours entre seulement deux personnes. Même si souvent ils y a plusieurs personnes, Socrate en interroge toujours une à la fois, ce qui fait que les individualités apparaissent toujours, on sait si c’est Socrate ou l’interlocuteur qui parle, on peut toujours attribuer ce qui se dit à quelqu’un de particulier.

Le débat de café n’est pas une simple discussion d’opinion, mais est-il pour autant pré-philosophique ? On ne peut le dire pré-philosophique que si l’on suppose que le logos n’est qu’individuel. Le logos peut-être pensé comme collectif mais contrairement à l’opinion il n’est jamais pensé comme public. L’exercice de la raison est pensé et analysé avant tout en tant que raison individuelle. Par exemple dans les cours de philo de terminale, lorsqu’on étudie une nouvelle notion, on met à plat les représentations spontanées des élèves, les opinions [3], on définit les problèmes, on élabore une problématique et ensuite le professeur développe un logos, son logos qui prétend à l’universel pour "traiter" la notion ou la question, c’est la leçon [4]. On attend la même démarche de la part de l’élève produisant une dissertation. Est-ce que la démarche est considérée du début à la fin comme de la philosophie ? Il semblerait que non, car la mise à plat des représentations spontanées des élèves est considérée plutôt comme critique des représentations et cette étape est considérée comme philosophique parce qu’elle appartient au logos du professeur. La mise à plat des représentations spontanées des élèves n’est pas considérée comme philosophique d’autant plus que le débat spontané est à proscrire. Que pensent les professeurs de philosophie du "débat" ? « On ne se méfiera pas moins de la pratique du débat impromptu, voué fatalement à se transformer très vite en divertissement improductif, exutoire fourre-tout pour autant "d’avis" en mal de reconnaissance dont, si l’intolérance ou la moquerie ne viennent pas s’en mêler, on ne peut attendre de toute manière qu’une joyeuse et informelle agitation, démagogiquement parée du titre fallacieux de "cours vivant" dans lequel les élèves "participent avec enthousiasme" » [5]. N’est-ce pas là l’attitude d’un prof débordé qui ne comprend rien à rien et qui a peur de ce qui pourrait arriver ? Peur du désordre ou peur de ce que pourraient dire les élèves ? En tout cas peur de ne plus être maître à bord, peur d’avoir à remettre en question son petit pouvoir de prof.

Seule la leçon du prof est considérée comme philosophique, le "débat" ou la mise à plat des représentations spontanées des élèves est de l’ordre de l’opinion. Le logos est toujours conçu comme discours personnel, la réflexion collective est toujours conçue comme étant de l’ordre de l’opinion. Et si les profs lâchaient prise et laissaient faire pour voir ce qu’il va se passer ? Difficile à faire dans le cadre contraignant des cours de lycée. Par contre pourquoi ne pas tenter l’expérience dans le cadre d’un débat philosophique de café ?

La pratique du débat de café montre une autre réalité : il y a une réflexion collective qui n’est pas de l’ordre de l’opinion publique mais de l’ordre du logos public. Pour ma part je considère que si on ne se rend pas toujours compte de ce qui se passe dans les débats philosophiques de café, c’est peut-être parce que c’est trop nouveau, et que nous sommes encore trop malhabiles. J’attends donc de Philos une réelle possibilité pour tous ceux qui sont concernés par les débats philosophiques de café, d’analyser et de conceptualiser ce qui s’y passe, collectivement, j’irai même jusqu’à dire publiquement. Ceci afin de comprendre et de mener à terme ce qui s’offre devant nous.

Salutations amicales,

[1] Y. Lafrance, La théorie platonicienne de la doxa, Bellarmin/Les Belles Lettres, 1981, p 38.

[2] Protagoras 334 c-d.

[3] Ce n’est peut-être pas la seule manière de faire, on peut aussi partir d’un texte ou d’une situation-exemple, mais dans la pratique on en revient toujours à l’analyse critique des représentations spontanées des élèves, sinon on a affaire à un cours « parachuté » (Cf. Cercle d’étude philosophie, Enseigner la philosophie, Mafpen, Montpellier, 1995, p 23).

[4] Un bon exemple se trouve dans le fascicule distribué aux Maîtres auxiliaires de philosophie pour leur apprendre leur métier et édité par les professeurs de Montpellier (Cercle d’étude philosophie, Enseigner la philosophie, Mafpen, Montpellier, 1995, p 33.)

[5] Cercle d’étude philosophie, Enseigner la philosophie, Mafpen, Montpellier, 1995, p 15.


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