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Lettre non envoyée à Philos du 2 janvier 1996 par Jean-François Chazerans

Publié le samedi 29 décembre 2007.


Cher Amis,

Face du radicalement nouveau il y a certaines attitudes qui s’instaurent en particulier [1] l’indifférence, [2] le rejet violent, [3] la relativisation . Pour ce qui est du cas précis de cette philosophie qui émerge aujourd’hui et qui apparaît entre autre dans le débat philosophique du café des Phares, l’indifférence est évidente (3 ans !).

En ce qui concerne le rejet violent je ne sais que dire, peut-être M. Sautet chez Field, ou le mot d’ordre "du comptoir au trottoir".

Nous sommes actuellement dans la phase de relativisation qui est en l’occurrence récupération. [def. récupération.] Elle se déroule selon au moins 3 axes [1] récupération par les politiques, [2] récupération commerciale, [3] récupération par l’institution philosophique.

Pour ce qui est du débat philosophique au Gil’Bar à Poitiers après un mois d’existence on peut déjà trouver et analyser ces différents points.

En ce qui concerne le rejet violent il y a eu dès la première semaine le coup de téléphone d’un prof de philo au Gil’Bar qui se plaignait du fait que l’on puisse faire du commerce de la philosophie. En soi ce n’est pas une mauvaise chose nous le verrons par la suite, mais la personne s’est manifestée sans savoir vraiment de quoi il était question.

En ce qui concerne la récupération par les politiques. Dès le premier débat il y a avait certaines personnes qui étaient là pour savoir si c’était possible de récupérer (des sortes de RG ?). Puis j’ai été contacté par des personnes travaillant au Conseil Régional pour animer des débats dans un café à Vouillé. Je ne sais pas encore s’il y a récupération et je ne connais pas encore le degré. En ce qui concerne la récupération commerciale, elle semble doublée par une récupération politique indirecte (engouement pour la philosophie) alors que plus haut il s’agit d’une récupération directe du débat du Gil’bar a des fins de publicité mais aussi à des fins idéologiques. Il y a, à Poitiers, un "cabaret philosophique" qui se vante que "depuis le mois de septembre une centaine de personnes se réunissent [...] pour entendre parler de philosophie". Cela pourrait être intéressant la philosophie aurait enfin droit de cité ! Mais le sujet étant donné d’avance, il s’agit plutôt d’un genre de conférence-débat car un "spécialiste" vient toujours parler et il est payé pour cela, une contribution est demandée à l’entrée. Il est dit que c’est de philosophie qu’on entend parler, mais, sans vouloir être sectaire, j’ai du mal à appréhender ce qui se dit comme philosophique, la suite de l’article confirme cela : "Mais la philosophie, c’est aussi se préoccuper de la vie de la cité. La philosophie c’est le social, la politique. [...] A partir du mois de janvier, le Cabaret philosophique inaugure une nouvelle formule parallèle à la précédente. Le mardi soir, de 21h à 23h des hommes et des femmes politiques, des acteurs de la société viendront rendre compte de leurs actions et proposer leurs solutions". Je trouve cela plutôt bien qu’il y ait cette offre de réflexion, mais pourquoi a-t-elle besoin de se draper dans la philosophie ? Il semble y avoir ici "tromperie sur la marchandise" ne s’agit-il pas de vendre des produits pas très frais en les emballant dans l’image "relookée" de la philosophie ? C’est assez malhonnête, ça mélange tout dans l’esprit de ceux qui ne peuvent pas se faire une idée de ce qu’est la philosophie (mais les organisateurs en ont-ils eux mêmes une petite idée ? car, le sujet étant posé d’avance, il est question d’entendre parler de tout sauf de cela !).

Pour moi il s’agit seulement d’une entreprise de récupération du style : ah ! il veulent de la philosophie, ils vont en avoir ! Beaucoup de bêtise pour avoir des consommateurs et des électeurs !

Pas de récupération locale par l’institution, peut-être la réunion de mercredi 24 pour préparer la "philosophie en appartement", j’attends avec impatience la "philosophie dans le boudoir" !

Pour aller un peu plus loin, je peux dire aujourd’hui que lorsqu’on est prof de philo il est sous-entendu que l’on a vendu son âme au diable et le fait que l’on soit payé par l’État nous fait passer à côté de ce que j’appellerais l’enjeu politico-culturel (local et général). Cet enjeu ne semble être qu’un cas particulier du problème plus général de la lutte idéologique. Nous pouvons en énoncer une première loi : toute initiative qui pourrait avoir quelque influence sur l’opinion publique et qui ne se meut pas dans un cadre déjà connu et contrôlé doit être récupérée ou annihilée.

En effet, contrairement à certains pays à régimes dictatoriaux, dans notre société le pouvoir semble accorder une moins grande importance à la lutte idéologique [idéologie = ensemble des idées, des croyances, des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe]. Alors que dans les pays à régimes dictatoriaux il y a de la délinquance intellectuelle, on peut faire de la prison pour délit d’opinion, dans notre société certains intellectuels peuvent critiquer de l’intérieur sans se faire réprimer.

Mais on peut quand même constater que ce qui se passe vraiment c’est une récupération de la contestation. Cette dernière permet de justifier le discours dominant (libéralisme) : tout un chacun est libre puisqu’il peut contester sans être poursuivit. Ainsi que ce soit en contestant violemment ou en acceptant implicitement on justifie l’idéologie dominante et on est récupéré. D’autre part, comme il y a une faible communication entre les intellectuels et les masses, il suffit pour le pouvoir de contrôler la diffusion par les mass-média pour produire une culture populaire qui est une forme dégradée mais pratique de l’idéologie dominante. Qui contrôle la communication entre les intellectuels et les masses contrôle et les intellectuels et les masses.

La critique peut être pertinente, violente, outrancière mais comme elle reste dans la sphère intellectuelle sans jamais parvenir à avoir quelque efficience dans la sphère de la culture populaire, elle est inefficace et est soumise à la récupération.

Le "débat philosophique de café" est subversif car tout en ayant comme enjeu cette communication entre les intellectuels et les masses, il court-circuite les structures médiatiques existantes. Pour ne pas être débordé le pouvoir envoie ses "chiens de garde".


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