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Histoire de la création du café-philo du Gil Bar à Poitiers [III] par Jean-François Chazerans

Publié le samedi 29 décembre 2007.


Le mercredi 15 novembre vers 20 h nous étions au Gil Bar en pleine tournée des cafés. Il n’y avait presque personne et le lieu nous a tout de suite plu. C’était une grande salle lumineuse et toute vitrée - les passants pouvaient voir de la rue ce qui se passait à l’intérieur -, dont on pouvait utiliser la partie arrière.

Le vendredi suivant (à moins que ce soit en début de semaine suivante) je propose à Caroline, la patronne, d’ organiser un café-philo régulièrement dans son établissement. L’entrevue s’est déroulée aussi bien que possible. J’avais un peu peur d’être incompris mais, à mon grand étonnement, Caroline a été compréhensive et m’a même un peu motivé... Nous avons déterminé le jour. Ce serait le mercredi car c’était central dans la semaine et que les étudiants, sur qui on pensait pouvoir compter pour venir, étaient présents sur Poitiers. Nous avons ensuite précisé l’heure. Ce serait de 19 à 21 heures. Comme c’était une période creuse, cela devrait nous permettre de ne pas être dérangés par les autres consommateurs et les habitués. Caroline m’a demandé : « on commence quand ? Mercredi prochain ? » J’ai pris peur. Il fallait que je me fasse à cette idée et j’ai repoussé d’une semaine.

Nous avons posé quelques affiches, prévenu nos connaissances et la presse : le 29 novembre 1995, c’était la première. Et il était maintenant l’heure. Le café n’avait pas désempli, au contraire il y avait encore plus de monde. Le débat pouvait être lancé.

Après que les cloches de Notre Dame la Grande se soient arrêtées de sonner, je me suis levé, j’ai posé mon verre de bière sur le bord du comptoir, et j’ai présenté succinctement notre projet. J’ai expliqué aussi comment nous souhaitions procéder :

- Le débat dure deux heures et doit consister en une libre argumentation entre les participants. Le sujet n’est pas choisi à l’avance mais en début de séance, les participants proposent des sujets et j’en choisis un.

J’ai déclaré que la séance de ce mercredi était ouverte. J’ai demandé ensuite si quelqu’un avait un sujet à proposer. Tout le monde s’est tu ! J’ai eu un peu peur. Puis quelqu’un demanda la parole. C’était Geoffroy :
- J’ai un sujet de circonstance dit-il : Est-ce une démarche philosophique que de philosopher dans un café ?.
Silence, puis quelqu’un d’autre a demandé la parole :
- L’homme a-t-il toujours été violent ?
Un jeune homme rajouta aussitôt :
- L’histoire a-t-elle un sens ?

Comme il n’y avait pas d’autres propositions, j’ai dit que mon choix portait sur le sujet de circonstance :"Est-ce une démarche philosophique que de philosopher dans un café ?" Et j’ai demandé à Geoffroy de s’expliquer.

- Il y a pour moi, dit-il, une différence entre la philosophie de Socrate et celle qu’on fait dans l’éducation nationale. La philosophie qu’on peut pratiquer dans les cafés semble se rapprocher plus de la première que de la seconde. En effet Socrate pratiquait la philosophie sur l’Agora, dans un endroit, non seulement public, mais ouvert à tout le monde. La faculté ou le lycée sont bien des endroits publics mais ils ne sont pas ouverts à tout le monde. Tout le monde ne va pas en terminale et toutes les terminales n’ont pas un enseignement de la philosophie. Tout le monde n’est pas allé en terminale aussi car c’est très récent que 60 % d’une classe d’âge y aille. Bien-sûr on peut toujours s’inscrire à la fac de philo en tant qu’auditeur libre mais c’est tellement difficile que bien peu de gens tentent l’entreprise. Lancer un café-philo permet peut-être à ces gens de faire de la philosophie. Il y eut un silence qui devint pesant au bout de quelques secondes. Je me suis senti mal à l’aise et puis Jean, un autre étudiant en philosophie, demanda la parole :
- Il est certain qu’on apprend la philosophie en cours de philo à la fac parce qu’on ne la voit pas ailleurs. Cependant la philosophie de café, est-ce vraiment de la philosophie ? N’est-ce pas plutôt une sorte d’anti-philosophie ?
- N’a-t-on pas toujours parlé de la philosophie de café comme d’un discours vide et superficiel ? Les discussions du café du Commerce ne produisent que des brèves de comptoir ! Où est la philosophie dans ce degré zéro de la pensée ? Dis encore quelqu’un.
- Et puis ne faut-il pas apprendre la philosophie pour philosopher ? Rajouta un autre. C’était parti, ça commençait à se dérouler tout seul, il n’y avait qu’à laisser faire ou peut-être accompagner un peu. Je n’y croyais toujours pas mais la discussion se développait sous mes yeux ébahis. Il semblait en être de même pour les autres. C’était magique. Mais est-ce que ça pouvait vraiment durer deux heures ? Est-ce que ça n’allait pas s’aplatir comme un soufflet ?

- Est-ce qu’elle est vraiment de la même nature que la philosophie de Socrate ? Ne fréquentait-il pas que les jeunes de bonnes familles, que l’élite ?
- A la fac on ne fait que de la philosophie spéculative, ou plutôt de l’histoire de la philosophie, par exemple on étudie Platon, Descartes, Kant, Hegel... alors que la philosophie est un dialogue. On peut exposer diverses opinions dans un café alors qu’en cours on ne dit rien et on écoute ce que le prof nous dit. On peut, je pense, inventer tout seul la philosophie puisqu’elle est d’abord une remise en cause personnelle.
- J’irai jusqu’à soutenir qu’il s’agit d’oser penser par soi-même.
- L’exercice public de la parole ne peut pas être un métier. Socrate n’était pas un professeur mais s’adressait à n’importe qui sur l’Agora et il ne se faisait pas payer. Comment peut-on pratiquer une philosophie institutionnelle ? Ca, ça me dépasse !
- Il est difficile de soutenir que l’on ne peut pas faire de philosophie dans les cafés car d’abord ça a déjà eu lieu au siècle des lumières. Et puis cela renvoie à ce que l’on est en train de faire ici et maintenant, on est bien venu pour participer à un débat que l’on appelle "philosophique". Il faudrait peut-être définir la philosophie, non ?
- Faire de la philosophie pour moi, c’est remettre en question les idées préconçues, les opinions, les préjugés. Avant il y avait un bouillonnement intellectuel à la fac alors que maintenant on ne fait plus qu’apprendre les idées des autres.

Je pris la parole pensant à l’époque que je devais de temps en temps faire une synthèse :
- Il semble qu’on soit en présence de deux thèses. La première c’est que la philosophie dans le café, qui est plus proche de l’idée qu’on se fait de la philosophie comme remise en question des préjugés, est l’affaire de tout le monde. La seconde c’est que la philosophie est une affaire de spécialistes, ne concerne qu’un petit nombre et ne peut se faire que dans des lieux particuliers, fac ou lycée. Et aussitôt les participants s’enflammèrent de nouveau et la discussion reprit de plus belle :
- Tout le mode fait de la philosophie car tout le monde se pose des questions...
- Mais se poser des questions est-ce toujours faire de la philosophie et toutes les questions sont-elles philosophiques ?
- Y a-t-il quelqu’un dans l’assistance qui n’a jamais suivi des cours de philo ? Pour se poser des questions philosophiques, il faut bien avoir des bases en philo.
- Faire de la philosophie, c’est se rendre compte qu’on se pose des questions. Un spécialiste ne se pose pas plus de questions que les autres. C’est seulement quelqu’un qui fait du business avec la philosophie et vivre du business de la philosophie est-ce vraiment philosophique ?
- Et puis à quoi sert le spécialiste ? N’est-il pas un chien de garde payé pour justifier l’ordre existant ?
- On ne fait pas des études pour seulement passer un examen, les études sont faites pour apprendre. Sophia en grec c’est la sagesse mais aussi la raison. Il n’y a pas de remise en cause dans la religion ou dans la voyance, c’est irrationnel. On a besoin du raisonnement et pas seulement de la culture.
- D’accord philosophie c’est sophia mais c’est aussi philo. Si on est "ami" de la sagesse c’est qu’on n’est pas vraiment sage et qu’on veut le devenir.
- Mais peut-on vraiment devenir sage ?
- Et surtout faut-il le devenir ?
- Dire qu’on n’atteindra jamais la sagesse, n’est-ce pas une croyance ?
- Non, la croyance engage les gens avec violence. Le débat philosophique de ce soir ne trouvera peut-être pas sa solution dans ce café mais on aura parlé avec des gens et quelque chose se passe. Il ne faut pas faire non plus du café le seul lieu "philosophique". C’est un accident qui nous pousse à réfléchir. Autrui nous pousse à réfléchir. Il y a des multitudes d’événements qui nous poussent à la philosophie et le café n’en est qu’un parmi les autres.
- C’est sûr, mais le café a ceci de particulier que le débat "sauvage" est permis alors que dans les autres institutions on ne peut pas. L’avantage du café philosophique c’est de débattre avec des gens qu’on ne connaît pas.
- Trouver des solutions approuvées par tout le monde est du totalitarisme. Les gens qui pensent avoir des solutions sont dangereux. La philosophie, ce n’est pas trouver des solutions mais ouvrir des fenêtres.
- Il y a une difficulté car d’un côté on a dit que la philosophie c’est ne pas avoir de certitudes et d’un autre il faut avoir des certitudes pour pouvoir s’investir.
- Pour faire de la philosophie, il faut se poser les bonnes questions ainsi on peut trouver la bonne réponse.
- Le philosophe n’est-il pas quelqu’un qui répond en posant des questions ? Mais ce n’est pas n’importe quelle réponse ni n’importe quelle question. Peut-être une réponse qui inquiète l’interlocuteur par rapport à sa question ou sa réponse ?
- Est-ce que la philosophie est accessible à tout le monde ? Est-ce que tout le monde peut se poser les bonnes questions ?
- Il y a des gens qui n’ont pas le temps de se poser des questions, ils passent leur temps à survivre.
- Le problème, c’est que ne pas se poser des questions est réconfortant. C’est commode par exemple pour l’Etat que les gens ne pensent pas.

Un bruit assourdissant se fît entendre. C’était le percolateur. Voulait-il prendre la parole lui aussi ? Tout le monde attendit en se regardant. Le bruit cessa et quelqu’un reprit :
- Dans tout ce qui vient d’être dit, on pense que la philosophie change quelque chose. La philosophie ne sert à rien car la pensée n’influe pas sur l’action, par exemple la philosophie n’a pas empêché le nazisme ni aucun totalitarisme, c’est l’action politique qui change le monde pas la philosophie !
- Les nazis n’ont jamais fait de débats philosophiques sinon ils ne seraient jamais devenus nazis. Penser, ce n’est pas appliquer des idées bêtement mais y réfléchir. Penser dans l’absolu ne sert à rien, ça ne sert à rien de penser si ce n’est pas pour transformer le monde.
- Mais la philosophie est-ce seulement penser ? N’y a-t-il pas aussi de la provocation ? Ne s’agit-il pas aussi d’essayer de faire penser les autres ?
- Pourquoi se donner tant d’importance ? Ne s’agit-il pas seulement de penser avec les autres, de réfléchir ensemble, de dialoguer en commun ? De penser par soi-même et avec les autres ?
- Dans les dialogues de Platon il n’y a que Socrate qui pense, et çà finit toujours par l’accord des autres avec ce qu’il pense.
- C’est parce que le débat philosophique passe par le questionnement, par exemple dans le Gorgias de Platon où on voit bien la méthode d’accouchement mise en œuvre par Socrate.
- Il y a peut-être deux façons de penser, la science et la philosophie, on fait de la philosophie sur des sujets que la science ne s’est pas encore appropriée.
- Ceci voudrait dire que plus la science progresse moins la philosophie a de place. N’est-ce pas ce qui se passe actuellement lorsque les spécialistes des sciences humaines disent au philosophe qu’il n’a plus rien à dire ?
- Seulement la science a beaucoup progressé et pourtant il nous reste beaucoup de questions !
- Beaucoup d’incertitudes, non ?
- Le philosophe est-il un généraliste ou a-t-il un certain domaine qui lui est propre ? La philosophie n’est-elle pas radicalement différente de la science ?
- Quelle est la différence entre un simple débat et un débat philosophique ?
- Le simple débat n’est pas un vrai débat. D’abord il porte sur des questions qui ne sont pas vitales pour tout le monde, ensuite tous les participants sont à peu près d’accord. Par exemple le dernier débat de J.-L. Delarue à la télévision portait sur ceux qui jouent aux courses. Cela ne concerne pas tout le monde et ce n’est qu’une série de témoignages.

Je me rendais brusquement compte que ça faisait deux heures qu’on débattait et j’ai annoncé :
- Je crois qu’il va être l’heure de finir.

Et j’ai plaisanté :
- Si quelqu’un veut dire le mot de conclusion ?

Les participants ont souri. Certains se sont levés pour partir, d’autres ont échangé leurs impressions. C’est sûr, il fallait recommencer l’expérience régulièrement.


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