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Histoire de la création du café-philo du Gil Bar à Poitiers [I] par Jean-François Chazerans

Publié le samedi 29 décembre 2007.


Le café le Gil Bar de Poitiers était bondé lorsque nous y sommes entrés ce soir-là. Nous étions tous les trois avec Geoffroy et Vincent, deux de mes anciens élèves. Il était 18 heures. Le débat philosophique ne devait commencer qu’une heure plus tard. Nous avons trouvé une table au milieu de l’espace du fond, et nous y avons pris place.

Une question m’a tout de suite traversé l’esprit : tous ces gens étaient-ils venus pour le débat ? J’étais surpris. J’avais des difficultés à penser que la philosophie pouvait attirer tant de monde. La pratique que j’en avais en tant que professeur de terminale ne m’avait jamais laissé d’espoirs jusqu’alors. La philosophie avait mauvaise presse et, comme disaient mes élèves, ça ne servait à rien de se poser des questions. Seule une minorité de passionnés s’y intéressaient. Alors, que des personnes se déplacent exprès pour débattre était assez incongru !

Nous étions en train de découvrir le rythme propre du café. Des tables se libéraient pour de suite être réoccupées par de nouveaux venus. Nous avions décidé d’occuper seulement la partie du café la plus éloignée de l’entrée séparée d’elle par des banquettes. Il y avait aussi une marche qui matérialisait cette séparation. Le café le Gil Bar était un café très lumineux à l’époque. De grandes baies vitrées laissaient voir l’intérieur. Pour l’instant, il y avait beaucoup d’arrivées et départs et puis beaucoup de bruit et de fumée. Il faut dire que pour annoncer ce débat on avait affiché les articles de journaux en plusieurs endroits dans le café... Beaucoup ont dû croire que Marc Sautet [1] en personne allait venir animer. Allait-on vraiment pouvoir lancer un débat ? Les personnes présentes allaient-elles se moquer de nousi ? L’inquiétude se manifestait de plus en plus.

Cette atmosphère aidant, mes pensées se mirent à vagabonder et je me suis souvenu de ce qui s’était passé ces dernières années. L’idée de créer un café-philo sur Poitiers a germé très progressivement. Je n’arrive plus à me souvenir de la date à laquelle Marc Sautet est passé à Nulle part Ailleurs, l’émission de Philippe Gildas sur Canal +. Ce dont je me souviens, c’est qu’il en était l’invité principal. Il a expliqué ses activités, le cabinet philosophique, les débats dans les cafés et surtout sa façon de pratiquer la philosophie. J’étais à l’époque maître-auxiliaire de philosophie et je me rappelle avoir tout de suite pensé : c’est ça ! Tout ce vers quoi je tendais depuis plusieurs années était là devant moi.

Pourtant je ne me sentais pas l’envergure de lancer un café-philo, étant plutôt en dehors de tout cela. Je ne pensais pas cela possible sur Poitiers. Ce n’était pour moi à cette époque qu’une affaire parisiano-parisienne ! Qui étais-je pour lancer une telle chose ? D’ailleurs à ce moment là, l’idée ne m’en était même pas venue à l’esprit. J’y voyais seulement une façon de perfectionner mon enseignement.

Quelques mois plus tard, fin août 1994, Laurent Robin, un autre de mes anciens élèves, me contactait car il avait eu connaissance d’une conférence sur Michel Foucault à Vouillé, un petit village à 15 km de Poitiers. Nous y sommes allés et, non sans mal, au lieu de cette conférence, nous avons découvert sur une pelouse derrière la piscine, une dizaine de personnes assises sur des bancs. Nous nous sommes approchés et j’ai reconnu Marc Sautet. Avec eux, nous avons participé à notre premier café-philo, sans café, ni même sans être dans un café.

Après ce premier débat dont le sujet était "le parasite", nous sommes tous allés prendre un café, dans un vrai café et nous avons pu parler avec Marc Sautet. Nous ne nous sommes pas dit grand’chose. Je me souviens qu’on s’est présenté. Quand il a su que j’étais prof de philo et que Laurent était mon élève, il a dit que c’était une des meilleures choses apportées par l’enseignement. Il a expliqué que lorsqu’il enseignait en lycée, il se sentait l’esclave de ses élèves, à cause des copies à corriger mais surtout de cette tendance qu’ont les élèves de considérer leurs profs à leur service exclusif. Il n’avait pas de temps pour se consacrer à autre chose et faire vraiment de la philosophie. Je me souviens aussi d’avoir parlé de ma situation professionnelle précaire, et il m’a répondu : « Abandonne l’enseignement et ouvre un cabinet de philosophie ! »

Le soir, il fit une conférence où il développa ses idées sur le parallèle entre la Grèce antique et nous. Je me souviens l’avoir trouvé "gonflé" : oser soutenir une philosophie en ces temps de désert théorique et de "défaite de la pensée" [2] me paraissait très aventureux.

A la rentrée scolaire, quelque jours plus tard, j’avais un poste à temps complet sur deux établissements séparés de 60 km ! Ces allées et venues ne m’ont pas laissé beaucoup de temps pour réfléchir à la proposition de Marc Sautet d’ouvrir un cabinet de philosophie, mais l’idée faisait progressivement son chemin...

Quelques mois plus tard, début 1995, j’ai acheté Un café pour Socrate. Cette lecture me confortait dans ce que je savais déjà : il émergeait enfin une nouvelle façon de pratiquer la philosophie. Et en septembre de la même année, je me suis retrouvé au chômage. A la fin du mois, avec Vincent et Geoffroy, nous sommes allés quelques jours à Paris pour assister à des cafés-philo à l’occasion de la manifestation "Bistros en fête". En arrivant au café des Phares, Marc Sautet prenait un café à la première table sur la terrasse mais nous n’avons pas osé l’aborder. Nous avons ensuite assisté au café-philo qu’il a animé, je ne me souviens pas du sujet.

Nous sommes revenus le lendemain soir. Arrivés assez tôt, nous nous sommes calés au fond du café. Ce n’est pas Marc Sautet qui animait le café-philo mais Virgile Loyer, l’un des jeunes habitués. Le sujet choisi a été : "Penser est-ce dire non ?". Malgré sa trop grande présence, Marc Sautet fut un participant presque comme les autres. Je ne me souviens plus si c’est à ce débat ou à un précédent où un jeune homme aux cheveux très longs soutenait un idéalisme tout platonicien, et où Marc Sautet l’avait plusieurs fois contredit. Il s’agissait, je pense, de Jean-Christophe Grellety [3].

De retour à Poitiers je crois que je m’en suis beaucoup voulu de ne pas avoir osé l’aborder, et, presque aussitôt, le 2 octobre, je lui envoyais une lettre :

[1] Initiateur du premier café-philo aux Phares à Paris et promoteur du mouvement qui a suivi, auteur de Un café pour Socrate, Laffont.

[2] Cf. Alain Finfielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard.

[3] Qui était l’assistant de marc Sautet et qui a lancé le magazine philo-journalistique Socrate & C°.


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