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Lettre à Philos du 15 janvier 1996 par Jean-François Chazerans

Publié le samedi 29 décembre 2007.


Publiée dans le n°43 (février 1996) de Philos, le magazine mensuel des Amis du cabinet de philosophie de Marc Sautet

Cher Amis,

Le débat philosophique au café "le Gil’Bar" à Poitiers atteint son mois 1/2 d’existence et déjà beaucoup de choses se sont passées. En moyenne une trentaine de personnes sont présentes dont à peu près la moitié intervient. Il y a des hauts et des bas, certains débats ne "décollent" pas mais dans l’ensemble on est obligé d’interrompre au bout de deux heures. C’est toujours différent, pas un débat ne ressemble à un autre. Enfin ce qui se passe dans les débats, mais aussi autour, est toujours sujet d’étonnement, l’expérimentation est encore en cours !

Je suis gêné. Je ne sais pas si donner une synthèse de ce qui se dit dans les "débats philosophiques de café", comme l’ont fait par exemple Francis Kay et Colette Petit dans le n° de décembre de Philos, est une bonne chose. Une synthèse ou un résumé ou quoi que soit d’autre me paraissent faire rentrer de force une riche hétérogénéité dans un cadre restreint prédéfini. Car ce qui se passe dans ces débats est dépendant de la différence des positions des intervenants, qu’un seul fasse la synthèse et la différence se perd. Non seulement la différence des avis mais la différence entre le "débat philosophiques de café" et les autres formes de "débats", conférences, cours, etc... Car ce qui est important et ce qui fait l’originalité du "débat philosophique de café" c’est d’abord l’affrontement des opinions. Mais cela ne suffit pas car il n’est pas question d’en rester à une simple discussion d’opinion, il faut qu’il y ait ensuite l’affrontement des opinions avec le discours rationnel (logos) et du discours rationnel avec les opinions. Que je le dise toute de suite c’est en cela que réside pour moi la philosophie et c’est cela que l’on trouve en particulier chez Platon : "le dialogue platonicien se présente ainsi comme une recherche de la vérité selon une méthode qui consiste dans l’application du logos, c’est-à-dire de la raison critique à une série d’opinions qui ne sont pas, de point de vue de Platon, de valeur égale" [1].

Il y a peut-être, quand même, une différence c’est que dans les dialogues de Platon il me semble que les interlocuteurs de Socrate soutiennent des opinions et Socrate est le seul à "appliquer le logos" à ces opinions. Ce n’est pas en accord avec la réalité du "débat philosophique de café" car il n’y a pas vraiment de Socrate. Seul reste le souci d’appliquer le logos à ses opinions et à celles des autres. Ce qui y est intéressant c’est d’assister en direct à la faillite de l’opinion brute, de l’"opinement" ou de l’opiniâtreté. Ce qu’on remarque assez rapidement ce n’est pas qu’on a trouvé une vérité, une opinion vraie ou une raison, mais que si on veut avancer vers elle, on ne peut pas en rester à l’opinion et on doit la dépasser. Bien-sûr, tout le monde n’y arrive pas et on retrouve toutes les "ruses de l’opinion", presqu’exclusivement des professions de foi relativisantes du style "chacun a le droit de penser ce qu’il veut", rarement le rejet violent et jamais l’indifférence (la présence au débat exclut cette éventualité !) [2]. Mais certains s’attellent à la tâche avec sérieux, le logos même balbutiant émerge toujours un peu.

Qu’on ne nous raconte pas des histoires, ce n’est tout de même pas si fréquent ailleurs ! Car lorsqu’on lit un livre, lorsqu’on écoute un conférencier [3] on peut appliquer le logos à ce qui est dit ou écrit, mais rien dans le livre ou dans la conférence (ou alors accessoirement et comme par hasard) ne conditionne cette application du logos. Sûrement que l’auteur ou le conférencier ont, pour avancer leurs thèses, appliqué le logos à d’autres thèses ou à des opinions, mais sont-ils vraiment en train d’appliquer le logos lorsqu’ils font une conférence ? Comment peuvent-ils être certains que ces thèses ou ces opinions sont bien celles des auditeurs de la conférence ? S’ils appliquent le logos ce n’est pas dans le sens "socratique", si bien que chacun se retrouve monade isolée et le logos s’applique à vide. Et si l’auditeur ou le lecteur n’appliquaient pas le logos et étaient dans l’opinion ? Et si l’auteur ou le conférencier étaient eux aussi dans l’opinion ? Comment savoir si ce qui se passe n’est pas un marché de dupes ? Dans l’ensemble les philosophes de profession disent mépriser l’opinion mais ce qu’ils méprisent c’est plutôt "le vulgaire" car, ils lui confisquent les moyens d’appliquer le logos et de sortir de l’opinion. Les philosophes de profession ont souvent confondus le vulgaire et son opinion, mais si on s’en tient aux dialogues de Platon ce n’est pas tant de l’opinion du vulgaire dont il est question mais de l’opinion de l’expert, du spécialiste (sophos). L’opinion du vulgaire dérive la plupart du temps de celle du spécialiste qui est un manipulateur d’opinion [[Dans "la Caverne" (Platon, République, VII), les opinions sont les chaînes des prisonniers, les ombres sont la réalité déformée par les prestiges des manipulateurs (experts, spécialistes) qui sont comparés aux montreurs de marionnettes qui officient dans le dos des prisonniers.]. Il y a donc pire que d’avoir des opinions, il y a manipuler l’opinion et les experts, les spécialistes, et même les philosophes de profession ne s’en privent pas.

[...]

D’autre part je tiens à vous informer que suite de la création du "café philosophe" de Poitiers des "tractations" sont en cours pour créer un débat dans un café à Vouillé (Marc semble très bien connaître !) avec un public plutôt jeune (15-18 ans). Les photocopies des articles de presse sont jointes.

En ce qui concerne le "cabaret philosophique" de Poitiers, il se lance dans la campagne politique (article ci-joint). Comme nous avons des connaissances communes je vais essayer de contacter le responsable afin de savoir de quoi il en retourne et ce qu’il cherche.

[1] Y. Lafrance, La théorie platonicienne de la doxa, Bellarmin/Les Belles Lettres, 1981, p 38.

[2] Il y a trois attitudes violentes par lesquelles l’opinion refuse l’application du logos : [1] l’indifférence, [2] le rejet violent, [3] la relativisation. Ces attitudes sont adoptées par rapport au radicalement nouveau. Elles sont à l’œuvre en particulier par rapport au "café de Socrate", qu’elles "sucrent" de diverses manières. D’autre part c’est par ces attitudes que l’on passe lorsqu’on commence à philosopher (Cf. Platon, République, VII, "allégorie de la Caverne")

[3] En ce qui concerne les autres médias, télévision, radio, presse écrite, la différence est encore plus éclatante.


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